L’impunité des policiers, une forme de “permis de tuer” : entretien avec Arié Alimi

L’impunité des policiers, une forme de “permis de tuer” : entretien avec Arié Alimi

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© DR – Joel Saget/AFP

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Par Lila Blumberg

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L’avocat de la famille de Cédric Chouviat, décédé à la suite de violences policières, a répondu à nos questions.

Cédric Chouviat est interpellé le 3 janvier 2020 par des policiers lors d’un contrôle routier. S’ensuit une fin tragique puisque ce quarantenaire décède par asphyxie. Trois des quatre policiers ont été mis en examen il y a tout juste un an. Quelques mois plus tard, en décembre 2020, la famille de Cédric Chouviat a demandé la suspension de ces policiers.

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Dans un courrier adressé à la famille en juin 2021, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a fait savoir que les policiers ne seraient pas suspendus. Konbini news s’est entretenu avec Arié Alimi, l’un des avocats de la famille.

Refus de la suspension des policiers : un permis de tuer ?

Konbini news : Il s’agit donc concrètement de policiers maintenus à leur poste et susceptibles de procéder à de nouvelles interpellations… Cette décision est assez surprenante. Selon vous, pourquoi a-t-elle été prise ?

Arié Alimi : Il faut rappeler, d’abord, qu’une suspension n’est pas une sanction administrative, elle n’est pas là pour sanctionner une faute. Une suspension est justement là pour éviter que des actes graves, qui peuvent porter atteinte à l’institution policière ou aux policiers eux-mêmes, ne se reproduisent.

Là, en l’occurrence, on a une vraie problématique, puisqu’il y a suffisamment d’éléments : il y a des vidéos qui ont été communiquées par la presse, il y a des témoins qui ont vu ce qu’il s’est passé, puis il y a des policiers qui ont été mis en examen. Alors pourquoi, malgré tous ces éléments, malgré le risque de réitération, finalement, le ministère de l’Intérieur a décidé de ne pas suspendre ?

Je pense que le ministère de l’Intérieur protège de manière générale et depuis un certain temps les policiers, quoi qu’il arrive, quoi qu’il en coûte.

Dans son courrier, Gérald Darmanin justifie l’absence de suspension des policiers, pourtant mis en cause dans le décès de Cédric Chouviat, de cette manière : “Les premiers éléments de l’enquête n’ont pu permettre d’établir que les fonctionnaires avaient commis, lors de l’interpellation de M. Chouviat, un manquement à leurs obligations tel qu’il soit susceptible de justifier d’une mise à l’écart de leur service.” Qu’en dites-vous ?

Il faut bien comprendre que le ministère de l’Intérieur se fonde sur l’enquête déontologique, ou disciplinaire, qu’il a fait mener par l’IGPN (Inspection générale de la police nationale). Ça n’est pas l’enquête judiciaire, puisqu’il n’y a pas accès dans la mesure où elle est soumise au secret de l’instruction. Néanmoins, ces institutions communiquent, puis on a encore les éléments de la presse et donc on sait très bien qu’aujourd’hui, les manquements sont très importants.

C’était juste un homme qui se faisait contrôler pour un simple contrôle routier […] et qui a eu le larynx fracturé. Ça, on le sait, le ministère de l’Intérieur le sait, et il ne peut pas faire semblant de ne pas le savoir. Il est donc plus qu’étonnant, même irrespectueux, indigne, indécent de dire qu’il n’y a pas eu de manquement par les policiers. La conséquence d’une telle affirmation, c’est que la mort d’un homme ne vaut rien et ne constitue pas un manquement.

Finalement, le ministère de l’Intérieur donne une forme de permis de tuer aux policiers.

Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par l’expression “forme de permis de tuer” ?

Ce que je veux dire par là, c’est qu’à partir du moment où il n’y a pas une sanction, où il n’y a pas une prise de décision rapide et à la hauteur des fautes ou du trouble à l’ordre public par le ministère de l’Intérieur, spécifiquement lorsqu’il s’agit de fonctionnaires de police qui sont mis en cause, et bien, le signal et le message qui sont lancés à tous les policiers, c’est que, finalement, ils sont couverts systématiquement. C’est pour ça qu’on parle de violences policières systémiques.

Pensez-vous qu’il existe une impunité systémique des policiers ?

Aujourd’hui, oui : on peut le dire, on peut l’affirmer […] On peut dire, effectivement, qu’il y a une forme d’impunité policière systémique, dans la mesure où elle est voulue par la hiérarchie policière et par le ministère de l’Intérieur.

Cédric Chouviat, George Floyd et les (trop nombreux) autres

Cédric Chouviat, Adama Traoré, mais aussi George Floyd : selon vous est-ce qu’il y a des similitudes et des différences pertinentes à souligner ?

Oui, on est dans des cas extrêmement similaires. D’abord, une personne qui se fait interpeller pour un contrôle assez anodin par des policiers. Ensuite, une clé d’étranglement et un plaquage ventral pour Cédric Chouviat et, s’agissant de George Floyd, un plaquage ventral. Une mort par asphyxie mécanique due à l’action des policiers, une mort qui n’aurait jamais dû avoir lieu.

Pour le caractère raciste, il n’y a pas véritablement d’éléments qui permettent de l’affirmer dans le dossier de Cédric Chouviat, c’est une différence véritable. En revanche, l’indignation collective est quelque chose qui est commun. Enfin, les derniers mots de ces deux hommes : “J’étouffe”, “Je ne peux plus respirer”, répétés à plusieurs reprises et audibles par les policiers. Cela conduit à un sentiment d’impunité et d’absence de considération pour la vie humaine par les fonctionnaires de police qui sont intervenus.

Clé d’étranglement, maintien de tête et autres prises létales en tout genre…

Après le décès de Cédric Chouviat, la suppression de la clé d’étranglement a été annoncée. Elle a été officiellement interdite le 30 juillet dernier. Quid de la “prise arrière”, conseillée depuis juin 2020 ?

Si je peux me permettre de rapprocher [cela] d’autres interdictions préalables auxquelles j’ai assisté, notamment s’agissant [du décès] de Rémi Fraisse, ce jeune homme de 21 ans tué sur le barrage de Sivens dans des conditions atroces par une grenade OF F1, contenant de la TNT, déjà utilisée pendant la Première Guerre mondiale […]

Elle a été suspendue par le gouvernement Cazeneuve après le décès de Rémi Fraisse, et parce qu’il y avait eu aussi un émoi national, puis interdite à la fin du mandat Hollande, mais on l’a finalement remplacée par des grenades qui existaient déjà dans l’arsenal, à savoir les GLI-F4, qui avaient un peu moins de TNT mais qui ont causé également beaucoup de dégâts, puisqu’elles ont entraîné des mutilations (celles qu’on a vues pendant le mouvement des gilets jaunes).

On a [ensuite] supprimé la grenade GLI-F4 […] pour la remplacer par une autre grenade, qui s’appelle la GM2L, et on se rend compte que, certes, il n’y a plus de TNT mais il y a quand même de la pyrotechnie qui a, a priori, vu les informations que j’ai, entraîné l’arrachage de la main d’un jeune homme à Redon.

Et bien, c’est pareil pour les techniques comme la clé d’étranglement. En fait, on remplace toujours une technique létale par autre chose qui peut toujours être aussi létal, uniquement pour apaiser la population et sans forcément créer la foudre des policiers. Quand la clé d’étranglement a été d’abord suspendue, puis interdite finalement, on la remplace par trois techniques dont les deux premières peuvent se comprendre en termes d’interpellation puisqu’il faut bien en trouver.

C’est important quand il y a une violence exercée contre les fonctionnaires de police ou quand c’est nécessaire et proportionné, mais on parle d’une troisième technique qui s’appelle le maintien de tête et […] qui ressemble beaucoup à la clé d’étranglement. Ce sont des prises qui vont probablement donner lieu à des formations qui vont prendre beaucoup de temps et, finalement, c’est surtout une acceptation de l’utilisation de techniques qui vont entraîner une asphyxie et ça, ce n’est pas possible.

Je pense que ce sont des techniques qui ne peuvent plus être utilisées. On doit former beaucoup plus les policiers sur des techniques qui n’entraînent pas une asphyxie et un risque létal.

Dans une note du 30 juillet dans laquelle l’interdiction de la clé d’étranglement est officialisée, il est également précisé que les policiers seront formés “à l’identification des signes d’une détresse respiratoire”. N’est-ce pas choquant ? Ne vaudrait-il pas plutôt les former à de “bonnes pratiques”, moins dangereuses ?

Effectivement, il y a une réelle hypocrisie, une volonté finalement de ne pas changer les choses tout en ayant l’air de les changer. C’est une forme de communication gouvernementale.

D’ailleurs, c’est ce qui est assez récurrent en matière de violences policières. D’abord, au moment de la violence elle-même qui peut entraîner la mort, une volonté de mentir à l’opinion publique : ce fut le cas pour Cédric Chouviat, ce fut le cas pour Rémi Fraisse […] Il y a une volonté d’étouffer l’affaire et d’éviter que l’opinion publique ne soit au courant [que] l’État ou ses délégués ont tué un citoyen dans le cadre de leurs fonctions.

Quelles solutions ?

Si rien n’évolue, d’autres femmes et d’autres hommes risquent de mourir tragiquement lors d’interpellations. Selon vous, quelles solutions faudrait-il mettre en place en priorité ?

[Premièrement] l’interdiction formelle, avec des sanctions en cas d’utilisation de ces techniques, y compris quand il n’y a pas mort d’homme. Deuxièmement, des formations bien plus importantes que ce que l’on a aujourd’hui. On a un grand problème de formation des policiers en France.

On a une approche extrêmement viriliste dans la formation des policiers, où on leur dit : “N’hésitez pas, allez-y”, y compris dans des situations du quotidien, anodines, où il n’y a pas forcément de risque pour les policiers. Et ça, ça doit vraiment changer, car ça entraînerait d’abord des relations beaucoup plus apaisées entre les policiers et les citoyens et, ensuite, beaucoup moins de risques de violences, de blessures et de morts.

Pensez-vous que des sanctions seraient aussi nécessaires pour en finir avec ces violences-là ?

Oui, deux types de sanctions. Les sanctions judiciaires et les sanctions disciplinaires ou déontologiques. C’est plus que nécessaire parce que c’est ce qui fixe des limites.

Le laxisme en la matière va entraîner encore plus de violence et encore plus d’utilisation de la force de manière disproportionnée et donc encore plus de blessés et encore plus de morts. C’est ce que l’on voit en France depuis quelques années, et c’est pour ça que des sanctions doivent tomber.